Techno-imaginaire et religion industrielle

La critique des idéologies technicistes n’est pas une critique des techniques dont l’imaginaire demeure toujours ambivalent. La technique est pharmakon, poison et remède, à la fois « magique » ou utile et asservissante voire diabolique. La technique est indissociablement fonctionnelle et fictionnelle. Elle est un « techno-imaginaire » (Georges Balandier). A partir de cette ambivalence des imaginaires techniques, nous explorerons la généalogie de la relation entre technique, imaginaire et symbolique en Occident. La technique, art et culture (tekhne), a été, à partir du XVIIe siècle, soumise à la science, considérée comme une simple application ou une « servante ». Devenue technoscience au XIXe siècle avec l’industrialisation, elle tend à s’imposer comme une « religion technologique » (David Noble) dans l’ère hyperindustrielle contemporaine.

Toutefois la technologie ne peut symboliser et demeure dans le champ fictionnel. Pour symboliser, elle doit être institutionnalisée. Or l’Etat néo-libéral n’est plus une institution technologique, l’Entreprise a pris le relais : celle-ci invente, fabrique et institue les techniques, y compris à l’échelle mondiale, à l’instar des GAFAM.  La technoscience-industrie est devenue la croyance collective, une religion industrielle - qui fait tenir pour l’instant les sociétés occidentales « sécularisées », mais son mythe fondateur du « progrès » s’effiloche. Alors les dystopies prolifèrent et annoncent l’Apocalypse. ’Enfer technologique prend le relais du techno-Paradis, réactivant le versant diabolique de l’imaginaire techniciste dans lequel l’Occident s’est enfermé.
 
Pierre MUSSO, philosophe de formation, est professeur des Universités, actuellement associé à Telecom Paris et à l’Institut d’Études Avancées de Nantes. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les technologies, l’industrie et les réseaux et leurs imaginaires. Il est spécialiste de la pensée saint-simonienne et a co-dirigé l’édition des Œuvres de Saint-Simon (PUF, coll. « Quadrige » 2013). Ses deux derniers ouvrages parus chez Fayard sont La Religion industrielle (2017) et Le temps de l’État-Entreprise (2019).